Traditions bressanes

Les deux témoignages rapportés dans ces lignes depuis plusieurs semaines nous amènent à évoquer quelque peu les transformations survenues au début du 20ème siècle.
Nous avons l’habitude de parler de « l’ancien temps », des coutumes « d’autrefois »… mais à quelle période faisons nous vraiment référence ? Il est d’usage, lorsque l’on ne l’a pas vécu, d’idéaliser le temps des traditions et des veillées car sans stress, sans crise (quoi que, celle de 1929 soit là pour nous démontrer le contraire)… C’était sans compter sans la vie rude et le « confort » plus que rudimentaire des fermes, ni des maladies, des conflits (la guerre de 1870, la première guerre mondiale)…
Un changement plus ou moins brutal s’est opéré dans les mentalités et le quotidien des ruraux, (en Bresse comme dans d’autres régions françaises) après 1918. Au front, les hommes se sont éloignés de leur village, ont rencontré des hommes de toutes conditions, toutes origines, ont entendu parler d’autres dialectes que le patois, ont été en contact avec quelques innovations mécaniques et surtout, ont vécu ce qui restera comme la plus grosse boucherie du siècle (vie dans les tranchées, combats, pertes de camarades, morale brisé…)
A l’arrière, les femmes ont dus prendre des initiatives, travailler là où d’habitude elles n’allaient pas, et pour nombre d’entre elles, ont du élever seule leur famille lorsque le mari n’est jamais rentré de la guerre.
Tous ces éléments, et bien d’autres, sont des facteurs annonçant l’arrivée du progrès et de la nouveauté au sein des exploitations bressanes.

Suite à certains articles de cette chronique, il m’arrive de recevoir remarques, suggestions, confirmations… Il y a quelques semaines, ce sont des souvenirs dont on m’a fait part. Les souvenirs d’une dame de Sainte-Croix âgée de plus de quatre-vingt-dix ans. Je vais donc lui céder la place pour quelques vendredis : sa mémoire nous fera ainsi part de la vie quotidienne d’une famille bressane dans les années 1920 et suivantes…
« Suite à un article du journal sur l’économie de l’eau : laver la vaisselle la moins sale la première ! J’ai bien toujours vu et fait ainsi.
Il y a quatre-vingt-dix ans et sûrement longtemps avant, l’eau était tirée d’un puits avec un seau au bout d’une chaîne enroulée à la manivelle à main ; c’était dur à remonter et à apporter, les puits n’étaient pas toujours près des maisons.
L’eau n’était pas gaspillée. La toilette se faisait dans des baquets ou simplement des cuvettes. Il n’y avait pas de salle de bain avec douche et baignoire !
L’eau qui avait lavée les légumes était récupérée pour la vaisselle et l’eau de la vaisselle pour la soupe des cochons. Aucun verre d’eau n’était gaspillé, d’autant que les puits étaient souvent à sec l’été : au mieux un seau ou deux par jour étaient tirés.
La lessive à la main était rincée à la mare. L’hiver, l’eau gelée était cassée pour faire un trou : que c’était froid !
Vers 1947, mon mari a fait creuser un puits près de la maison et fait monter l’eau au robinet de la cuisine avec pompe et bac à la cave. C’était merveilleux : que de peines en moins !
L’économie d’eau était toujours obligatoire, le puits ne tenait pas pour les bêtes et la maison. L’été, les bêtes s’abreuvaient à la mare. Tant qu’il y avait de l’eau, elle était aisée : on allait en chercher avec des tonneaux à la rivière. Le linge était aussi rincé à la rivière, quel travail ! Avec des enfants, il en fallait : il n’y avait pas de couches jetables (on n’aurait d’ailleurs pas pu les payer).
Il n’y avait pas non plus de gaz. Pour faire chauffer le lait des biberons, il fallait allumer le poêle (à bois, bien sûr). Puis il y a eut les petits réchauds à alcool pour les biberons. Le lait des vaches était bouilli (il débordait souvent). Premier réchaud à gaz : 1949 (deux brûleurs).
Première machine à laver : 1960. Anecdote : petit garçon, mon fils, n’aimait pas se laver dans un baquet. Entendant parler de machines à laver, il s’est écrié en pleurant : « Quand on aura une machine à laver, ça sera bien mieux ! »
Avant, le linge était frotté à la main dans un baquet avec brosse et savon. Les draps et le linge blanc étaient bouillis sur le poêle dans la lessiveuse avant d’être rincés : il en fallait du temps et des peines ! Les draps étaient lourds, imbibés d’eau pour les jeter dans la mare et les battre pour extraire le savon.
Et l’hiver, dans l’eau glacée, que les mains étaient donc gelées, à faire mal… Les femmes d’aujourd’hui ne peuvent pas se rendre compte de la chance qu’elles ont d’être nées cinquante ans plus tard, et c’est tant mieux. Elles ont peut-être d’autres inconvénients que nous n’avons pas eu, nous les femmes du début du 20ème siècle.
Quand on pense à tout ce qui s’est fait durant ce siècle, des progrès de toute matière : inimaginables, on en a le vertige. Comment des humains peuvent-ils concevoir et réaliser tout ce qui existe aujourd’hui ? Sans parler de la médecine et ses dérivés… Nous ne pouvons que les admirer, sans pouvoir comprendre.
Un siècle, ce n’est pourtant pas si long, à peine plus qu’une vie ! J’ai quatre-vingt-dix ans et je me sens bien petite à côté de tout cela. Je ne cherche plus à comprendre… »

Encore quelques souvenirs de Madame Pageaut de Sainte-Croix (car il s’agit d’elle) concernant l’arrivée de l’électricité…
« Il n’y a pas beaucoup de personnes qui se sont éclairées avec une lampe à pétrole qui peuvent en parler. Je suis certainement dans les dernières qui peuvent se souvenir.
La lampe était pendue au-dessus de la table pour manger, elle était mise à côté du poêle pour veiller. La nuit, maman avait une petite lampe à essence vers son lit. Lorsque l’on voulait se lever, on l’appelait : que de fois on l’a réveillé ! Pauvre maman ! On entendait gratter l’allumette…
J’avais environ onze ans lorsqu’ils ont mis l’électricité. J’étais à l’école lorsqu’elle a été installée. En rentrant, la nuit tombait. Mon frère, de trois ans mon aîné, guettait mon arrivée : « Attention Dédée, je vais faire une magie : lampe, allume-toi ! » Il tourne le bouton qu’il dissimulait derrière son dos et tout fut éclairé beaucoup plus qu’avec la lampe à pétrole. C’était presque du miracle ! Les coins sombres qui m’effrayaient quand la nuit tombait étaient éclairés. Dans la grande pièce mal éclairée, j’ai eu souvent peur dans le noir… »
Merci à Madame Pageaut pour ses souvenirs qui nous éclairent (c’est le cas de le dire !) avec des mots simples et des émotions encore bien présentes sur le quotidien d’il y n’y a pourtant pas si longtemps et que l’on nomme déjà aujourd’hui « traditions » ou « folklore »…

Alors que la majeure partie des transformations agricoles et domestiques en France eurent lieu à l’entre-deux-guerres, la Bresse se tourne elle aussi peu à peu vers la modernité. Bien que le progrès se fasse de façon progressive, en 1927, un observateur - un certain Lautrin, écrivant pour L’Information Sociale -  note les transformations survenues dans un village bressan après la guerre de 14-18. Nulle mention n’est faite du village en question mais ce peut être n’importe lequel :
«  Le premier soin a été d’étendre les dépendances et d’assurer à l’exploitation un espace convenable pour loger les animaux, dont le nombre s’est accru, et le matériel de culture, plus important. L’amélioration dans l’habitation viendra après. En tout cas, les rares maisons qui se construisent dans notre région répondent beaucoup mieux au confort moderne : elles sont mieux aérées, plus éclairées et les pièces ont chacune leur affectation particulière. C’est moralement et socialement un grand progrès.
Cette amélioration de la condition des paysans de chez nous va-t-elle leur faire regretter d’avantage leur isolement et leur vie effacée et rude ? Je ne le pense pas. Tout au plus contribuera-t-elle à hâter la disparition des vieilles mœurs et des usages rustiques si savoureux. Les costumes, en s’unifiant, ont perdu de leur grâce locale ; les jeunes filles ont abandonné la coiffe légère, au rucher élégant et fin, depuis plus de trente ans ; mais toutes les femmes de plus de quarante ans lui sont demeurées fidèles, et je compte douze bonnets encore au village. Les hommes portent maintenant des paletots comme à la ville.
L’alimentation s’est beaucoup améliorée ; au lieu des gaufres de sarrasin et du pain de maïs qui étaient encore d’un usage presque général il y a cinquante ans, on ne mange plus que du pain blanc, cuit le plus souvent par le boulanger du bourg, chacun fournissant sa farine. Le vin, le café, sont d’une consommation très courante et sont servis à tous les repas ; la viande n’est plus un mets exceptionnel et elle apparait sur table deux ou trois fois par semaine. Le mets pour ainsi dire national, la bouillie de maïs, les gaudes, n’a pas perdu cependant la faveur dont il jouit depuis si longtemps dans toute la Bresse, non plus que le fromage blanc à la crème, les plats de légumes et au lait, et la bonne tarte, et la succulente brioche les jours de fête.    
Le village évolue lentement vers des conditions de vie plus moderne, tout en conservant dans le passé des racines profondes. C’est que le passé a marqué profondément son empreinte sur cette terre aujourd’hui fertile, que les ancêtres ont arrosée de leur sueur et fécondée de leurs peines.
Mais l’avenir appelle les nouveaux venus et sollicite leur activité pour des besognes mieux ordonnées et une exploitation plus rationnelle. C’est une phase nouvelle qui s’ouvre et le village va continuer son essor avec une lenteur sage et précautionneuse. »
Nul doute que  « le passé a marqué profondément son empreinte » puisque vous, « les nouveaux venus » lisez les lignes de cette chronique…